Livre Jonathan Pärli : L'autre Suisse, asile et activisme 1973-2000
Interview de Esther Müller, historienne et journaliste RP
Esther Müller : Votre thèse commence en 1973. Pourquoi l’histoire de l’activisme pour l’asile débute-t-elle précisément cette année-là  ?
Jonathan Pärli : Le mouvement de la société civile a émergé de la réaction du Conseil fédéral au coup d’État militaire du 9 septembre 1973 au Chili. Le gouvernement socialiste de Salvador Allende, démocratiquement élu, est violemment renversé par l’armée avec le soutien voilé du gouvernement états-unien. Le Conseil fédéral décide alors d’accueillir uniquement 200 personnes réfugiées du Chili – et ce uniquement après des critiques publiques – qui s’y étaient exilées pour échapper à des régimes de droite et avaient obtenu l’asile. Il faut replacer cela dans le contexte historique : le débat sur la politique adoptée par la Suisse à l’égard des personnes réfugiées au cours de la Seconde Guerre mondiale ne s’est vraiment ouvert que quelques années plus tôt. Et la culture de bienvenue relative à l’égard des personnes réfugiées venant du bloc de l’Est après 1945 a été instaurée dans un climat anticommuniste. Ces conditions jouent un rôle important dans la création de la Freiplatzaktion pour les personnes réfugiées du Chili et dans l’écho qu’elle reçoit. La Suisse officielle est suspectée de vouloir trahir une nouvelle fois sa tradition de l’asile tant vantée, la faute à une droite bourgeoise à l’esprit étriqué sans aucune affinité pour l’expérience socialiste démocratique vécue sous Allende. L’opposition publique d’activistes de différents milieux qui appellent à accueillir davantage de personnes vient remettre en question le droit que le Conseil fédéral s’arrogeait jusque-là de décider quasiment seul des questions relevant de la politique d’asile.
De plus en plus de personnes requérantes d’asile originaires de pays à faible et moyen revenu arrivent en Suisse à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Beaucoup viennent d’États répressifs soutenus par la Suisse.
Tout à fait. Pourtant, la Suisse continue de voir l’accueil de personnes réfugiées à travers le prisme ami/ennemi hérité de la guerre froide. Les débats sociopolitiques sur l’asile et la migration s’appuient par ailleurs sur l’idée que la population en aurait assez de toutes ces personnes étrangères, qui, souvent, ne seraient pas les « bonnes » personnes réfugiées, si bien qu’un tour de vis s’imposerait dans la politique d’asile. Le mouvement a combattu activement l’image de cette population dépeinte purement et simplement comme raciste. C’était précisément l’objectif de cette autodésignation « autre Suisse » : montrer une image différente de celle d’un peuple intrinsèquement hostile présentée dans les débats publics. Cette expression « autre Suisse » devient un nouveau sujet politique qui prend forme, une nouvelle voix dissonante dans les débats sur l’asile.
Ces nouveaux groupes de la société civile étaient-ils en contact avec des personnes réfugiées ?
Oui. Les rencontres ont même été déterminantes. Lorsque des personnes réfugiées turco-kurdes déboutées se sont tournées vers la paroisse des Eaux-Vives, elle fut la première église à offrir l’asile à Genève en 1981. Heidi et Peter Zuber, à l’origine de Aktion für abgewiesene Asylbewerber (AAA), une organisation clé pour les personnes déboutées, ont aussi commencé à s’engager après avoir fait la connaissance de personnes tamoules vivant au Waldheim, un logement collectif situé non loin de leur domicile, près d’Ostermundigen dans le canton de Berne. Ces deux exemples montrent toute l’importance du rôle des personnes réfugiées elles-mêmes. Certaines ont osé élever la voix pour pointer la contradiction entre l’image officielle brossée par la Suisse officielle d’un pays doté d’une grande tradition humanitaire et le traitement réservé dans les faits aux personnes réfugiées. « Si la Suisse n’est une terre d’asile que pour les capitaux du tiers monde, qu’elle prenne la responsabilité de le clamer officiellement, au lieu de continuer à tenir une sorte de double langage », écrivait par exemple le réfugié Yapa Mouké en 1984 dans la Boîte aux lettres du journal fribourgeois La Liberté. Il n’était pas le seul à établir ce contraste entre la politique d’asile et la place financière.
Quelle découverte vous a le plus surpris dans votre travail de recherche ?
J’ai été frappé par le slogan qui disait qu’en défendant les droits des personnes requérantes d’asile et réfugiées, nous défendons nos propres droits. Ce mouvement voyait le domaine de l’asile comme un laboratoire social et politique, la porte d’entrée aux tendances répressives et autoritaires. Selon lui, l’exclusion et la dureté à l’égard des personnes étrangères s’étendraient à d’autres groupes et modifieraient la société en tant que telle. Il ne présentait donc pas sa cause sous le seul angle humanitaire, mais comme un engagement pour la démocratie.
Cet argumentaire est-il transposable à notre époque et si oui, comment ?
Cette question m’a justement été posée récemment dans l’émission Tagesgespräch de la SRF à l’occasion des 100 premiers jours du nouveau gouvernement Trump. Oui, ce renversement précis de perspective opéré par les activistes me semble précieux aujourd’hui au vu de la menace autoritaire. Le gouvernement Trump envoie des personnes dans le CECOT, fameuse prison à sécurité maximale du Salvador, sans procédure, en affirmant que les tribunaux n’ont pas leur mot à dire. Des juristes et historien·ne·s de renom, entre autres, expriment leur vive inquiétude aux États-Unis. À ce rythme, des personnes américaines opposantes au régime risquent à leur tour de disparaître.
Quelles peuvent être les implications pour la Suisse ?
Le credo actuel, c’est qu’il faut « enfin » contrôler la migration, surtout le flux de personnes réfugiées, et sécuriser les frontières, sous peine d’un renforcement inéluctable des partis et forces autoritaires de droite qui mettrait en péril la démocratie et l’État de droit. Il est important d’adopter aussi le point de vue opposé en se demandant si la démocratie et l’État de droit ne risquent pas de pâtir d’une Suisse ou d’un autre État qui mise trop gros sur la carte du refus de la migration à tout prix ? J’ai récemment eu entre les mains le fameux dernier discours de Friedrich Dürrenmatt, Die Schweiz – ein Gefängnis (La Suisse, une prison) de 1990. Lui aussi fait allusion au durcissement de la politique d’asile. Peter Bichsel, disparu récemment, disait que l’UDC se servait de la politique d’asile pour s’en prendre en réalité à l’État de droit. C’est un fait très bien documenté. Bref, un rejet radical de la migration peut pénétrer dans les entrailles d’une société. Il me semble très important de tenir compte de cet élément dans l’examen, assurément difficile, des questions d’asile et de migration.
Le « peuple » fait son grand retour dans les débats actuels. Qu’en pensez-vous ?
D’un côté, il est évident que ce type de rhétorique fonctionne, comme les résultats électoraux le montrent en Allemagne et ailleursainsi les résultats électoraux en Allemagne et ailleurs. Mais il faut s’opposer à cette représentation du « peuple » et de son opinion comme un tout indifférencié et considérer ces affirmations d’un œil critique. Dans les débats sur l’asile menés en Suisse depuis les années 1980, les cercles dirigeants et les responsables politiques ont toujours prétendu que le public était globalement hostile à la question, que la politique n’avait aucune influence sur cette opinion et qu’elle devait s’en accommoder. Évidemment, la réalité n’est pas si simple ! D’ailleurs, dans d’autres domaines, la sphère politique accorde beaucoup moins d’importance à cette « opinion publique », à ses craintes et à ses inquiétudes. Sinon, la politique en matière de logement ou de climat serait bien différente, non ?
Entendez-vous aujourd’hui les voix d’une « autre Suisse » dans les débats sur la politique d’asile ?
Oui, assurément. Même si elles n’utilisent pas cette désignation en tant que telle. Je pense notamment à Solidarité sans frontières, née du mouvement des années 1980. La recherche sur les migrations étudie aussi le danger de l’infiltration de la violence aux frontières et met en garde contre celle-ci, ainsi Volker Heins et Frank Wolff dans leur récent ouvrage Hinter Mauern (« Derrière des murs »). Si je devais établir un lien entre ce que j’ai étudié et la façon dont je perçois et évalue le contexte actuel, je dirais qu’il y a toujours autant d’organisations actives qui s’engagent au niveau local. Ce que je vois moins, c’est un mouvement d’envergure, coordonné au niveau suprarégional, qui s’exprimerait d’une seule voix auprès du grand public suisse.
Le débat sur les questions d’asile peut-il rester circonscrit à l’intérieur des frontières nationales ?
Je constate que la coopération transfrontalière est plus solide, plus fructueuse et plus efficace aujourd’hui qu’au cours de la période que j’ai étudiée. Ce développement me semble lié à ce qui se passe aux frontières extérieures de l’Europe au nom de l’« externalisation ». C’est aussi là qu’il est selon moi le plus important et le plus urgent d’agir. En comparaison, les personnes qui demandent l’asile en Suisse sont dans une meilleure situation que celles qui se trouvent aux frontières extérieures de l’UE. Bien entendu, les procédures d’asile et les conditions de vie dans les centres d’asile suisses sont tout sauf aisées et confortables, mais les personnes qui arrivent au stade de la procédure d’asile en Suisse aujourd’hui ne sont pas plus mal loties que dans les années 1980, malgré les nombreux durcissements de la loi sur l’asile. À l’époque, la police des étrangers et les autorités compétentes en matière de migration faisaient fi du droit applicable et agissaient à leur guise.
Quelles sont les questions centrales du débat actuel sur la migration et l’asile ?
La clé, c’est de remettre en question l’idée selon laquelle certaines personnes ont leur place quelque part et d’autres non. Il y a celles qui ont la « bonne » nationalité de naissance et dont les droits et les libertés semblent garantis et les autres, qui demandent à être admises dans ce cercle. Un rejet de leur demande est vu comme une infortune personnelle. Malheureusement, la dimension supra-individuelle sociopolitique et liée à l’État de droit est encore souvent occultée. Si l’appartenance à un État est considérée comme un hasard et non comme un mérite, le regard sur les questions de migration et d’asile change fondamentalement.
Les privilèges de naissance sont-ils donc intrinsèquement antidémocratiques ?
À partir du moment où il est admis que personne ne choisit l’endroit de sa naissance, il faut s’interroger sur la légitimité de l’appartenance aléatoire à un État. Il existe différentes façons d’envisager et de fonder les contours du « peuple » dans une démocratie. Sous l’angle ethnique, au sens de l’origine, l’État devient une ethnocratie. Il est aussi possible de définir le peuple comme les personnes qui vivent dans un lieu, s’y impliquent et s’y mêlent « naturellement ». Comme le souligne Jacques Rancière, la démocratie est en fait un refus des titres classiques qui légitiment le pouvoir et la domination : le fait d’être né·e au bon endroit, l’expertise, la richesse ou la vertu. Dans cette conception, plutôt que d’être centrée sur des éléments « intérieurs » et « extérieurs » à la société, la démocratie devient une autoadministration au sein de laquelle l’administration et les personnes administrées sont congruentes. Des approches en ce sens sont reprises dans l’initiative populaire « Pour un droit de la nationalité moderne (initiative pour la démocratie) ».