Interview : Barbara Graf Mousa, rédactrice à l’OSAR
Le conflit qui couvait de longue date au Darfour a véritablement dégénéré dans la perception occidentale en 2003 La population civile s’est retrouvée prise en étau entre les fronts du gouvernement soudanais d’orientation islamiste fondamentaliste, qui se battait aux côtés des Janjawids, des milices arabes semant la terreur, contre des groupes rebelles d’origine non arabe du Soudan du centre et du sud, constitués à l’époque de l’Armée de libération du Soudan (Sudan Liberation Army, SLA) et du Mouvement pour la justice et l’égalité (Justice and Equality Movement, JEM).
Barbara Graf Mousa : Le conflit a-t-il évolué depuis la nouvelle escalade en 2023 ?
Taha Yahya : Il n’y a eu aucune amélioration. Au contraire. Les camps sont encore plus vastes, et les personnes encore plus nombreuses. Et malheureusement, plus la situation dégénère, plus le risque augmente que les organisations sur place s’en aillent. Lors de mon récent séjour, c’était les mêmes qu’en 2003 et 2015 : le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), Médecins sans frontières et le Comité International de la Croix-Rouge (CICR).
En 2018, la résurgence du conflit au Darfour a fait plus de 300 000 victimes et plus de 2,5 millions de personnes réfugiées. Plus de 300 000 personnes déplacées vivaient alors dans une douzaine de camps de personnes réfugiées dans l’est du Tchad, près de la frontière soudanaise, comme Taha Yahya avant son exil.
Il a pu y retourner pour rendre visite à sa famille en 2023 et en 2024. Quelles ont été ses impressions ?
C’est vraiment difficile, les scènes là -bas sont très douloureuses. Les personnes réfugiées du Darfour qui passent la frontière et arrivent à Adré, au Tchad, sont épuisées, malades, sous-alimentées, souvent gravement blessées, avec des plaies infectées. Elles se retrouvent d’abord à la rue dans une grande vulnérabilité, sans toit ni soins médicaux. L’air est brûlant et chargé de poussières. Elles sont tellement nombreuses qu’il faut environ un mois à l’administration du HCR pour les enregistrer. L’eau et la nourriture arrivent dans des containers, mais il manque de tout. Les besoins sont immenses, la famine omniprésente. Beaucoup ont des blessures par balle, ouvertes qui ne peuvent pas être soignées. Les organisations d’aide sont dépassées par l’ampleur des besoins et l’afflux croissant de personnes en quête de protection.
À la mi-avril 2023, de nouveaux affrontements opposant les troupes gouvernementales soudanaises (Sudanese Armed Forces, SAF) aux Forces de soutien rapide (Rapid Support Forces, RSF) et à leurs milices alliées ont éclaté dans l’ouest du Soudan. Selon le HCR et d’autres organisations, 12,8 millions de personnes soudanaises avaient été déplacées en mai 2025, dont près de neuf millions à l’intérieur du pays. 26 millions de Soudanaises et de Soudanais souffrent de la faim et 30,4 millions dépendent de l’aide humanitaire.
Oui, les chiffres actuels sont effroyables et il est clair que les organisations d’aide doivent fixer des priorités. Elles s’occupent d’abord des personnes qui arrivent. L’aide qui parvient aux personnes réfugiées de longue date qui vivent dans ces camps depuis 2003, comme mes parents, est donc moins importante. Résultat, les conditions se détériorent aussi pour les générations contraintes de vivre là -bas depuis plus de 20 ans déjà .
À cela s’ajoutent les réductions de l’aide au développement adoptées par le gouvernement Trump aux États-Unis en janvier 2025. Celles-ci se répercutent notamment sur le HCR, le Programme alimentaire mondial (PAM) et l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Quelles en sont les conséquences ?
Parmi les conséquences directes, le HCR par exemple ne peut plus payer le personnel enseignant pour assurer l’éducation. C’est catastrophique, parce que les enfants et les jeunes se retrouvent non seulement sans formation scolaire, mais aussi sans structure quotidienne et sans règles éducatives. Souvent, les enseignantes et les enseignants sont aussi des figures d’autorité, sans lesquelles bien des choses risquent de dérailler.
En 2018, Taha Yahya expliquait que, si les personnes réfugiées soudanaises étaient certes tolérées dans les camps du Tchad, elles y survivaient dans la pauvreté et sans la moindre perspective. Beaucoup ressentaient encore la peur viscérale d’être enlevées. La sécheresse, la chaleur et la pénurie d’eau entraînaient malnutrition et maladies. Les conditions d’hygiène rendaient la vie quotidienne encore plus éprouvante.
Les choses ont-elles changé depuis ?
Hélas, la situation n’a fait qu’empirer. Alors qu’en 2003, les Janjawids se déplaçaient à cheval, ils envoient aujourd’hui des avions. Leurs infrastructures se sont largement améliorées et implantées, tandis que celles de la population civile attaquée se sont encore dégradées. Les personnes qui livrent du matériel de guerre aux forces paramilitaires contre la population du Darfour prospèrent, tandis que celles qui souhaitent apporter leur aide ne sont pratiquement plus soutenues.
Qu’est-ce qui donne encore espoir aux personnes déplacées du Soudan ?
Franchement, quels espoirs peuvent subsister quand, trois générations plus tard, les conditions sont encore plus difficiles ? Quand le gouvernement soudanais encourage et arme les ennemis ? Depuis son indépendance en 1956, le Soudan a toujours fait la guerre à son propre peuple, jamais à des forces extérieures.
Comment les personnes qui vivent dans les camps du Tchad voient-elles l’Europe ?
L’Europe, c’est loin… Dans les camps, l’électricité est rare, l’accès à la télévision et à Internet est donc limité. Mais beaucoup se disent que la situation doit forcément être meilleure en Europe avec des infrastructures qui fonctionnent, de la nourriture, des soins de santé.
Que savent-elles de leurs chances de réussir leur exil et de pouvoir rester en Europe ?
Quand on a plus rien à perdre, on prend de gros risques. Personne n’a envie de s’exiler. C’est l’immense détresse, et surtout l’absence de perspectives, qui poussent vers ce chemin.
Pourquoi la route de l’exil, pourtant si dangereuse, est-elle souvent la seule voie vers une vie digne ?
Tant que des intérêts de pouvoir et des convoitises étrangères continueront d’alimenter la guerre, tant que l’extraction de matières premières, par exemple, restera plus importante que la protection de la population, les tentatives d’exil continueront.
Pourquoi des personnes s’aventurent-elles, au risque de leur vie, vers une Europe qui ne veut pas d’elles et se cloisonne ?
Taha Yahya : Vous savez, les camps de personnes réfugiées ne les accueillent pas non plus à bras ouverts. Partout, les personnes réfugiées doivent se battre pour leur dignité et nulle part elles sont bienvenues.
Taha Yahya travaille aujourd’hui en tant qu’assistant en soins et santé communautaire dans un hôpital. Lorsqu’il a entamé son apprentissage au CMS en 2018, il était admis à titre provisoire avec un permis F. Il a obtenu un permis B et le droit de rester en Suisse en 2020. Aujourd’hui, il est en sécurité, avec des perspectives professionnelles et un niveau de vie élevé, tandis que sa famille, avec qui il entretien un contact, se trouve toujours dans le camp d’Adré.
Comment vit-il cette situation ?
Mon parcours, depuis l’exil du Tchad jusqu’à ma vie en Suisse aujourd’hui, m’appartient et fait de moi la personne que je suis. Je ne peux rien changer au fait que j’ai vécu dans un camp de personnes réfugiées au Tchad de 2003 à 2015, que j’ai pris le risque de m’exiler et que je peux vivre aujourd’hui dans un pays sûr avec un bon travail. Je dois accepter cette contradiction, elle fait partie de ma vie.
Quel regard porte-t-il sur les développements au Soudan ?
Une nouvelle division s’esquisse actuellement entre le Soudan, le Soudan du Sud et peut-être bientôt le Darfour en tant qu’État distinct indépendant. Je préférerais un système fédéral avec des gouvernements certes régionaux, mais rattachés assez librement à un État. Tout est trop centralisé aujourd’hui. La capitale Khartoum n’existe plus, le gouvernement a été entièrement transféré à Port-Soudan. Peut-être qu’un bon dictateur ou une bonne dictatrice est préférable au tribalisme que nous connaissons depuis des années.
L’Europe et l’Union africaine ont lancé le processus de Khartoum en 2014. Selon le site web du Secrétariat d’État aux migrations (SEM), son but est de « promouvoir la coopération et le dialogue entre les pays d’origine, de transit et de destination des migrants sur la route entre la Corne de l’Afrique et l’Europe ». D’abord dotée du simple statut d’observatrice, la Suisse est devenue membre à part entière du processus en décembre 2016 et le finance à travers le fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique de l’Union européenne (EUTF).
L’Europe pourrait-elle donc faire plus pour les personnes réfugiées du Soudan ?
Dans le cadre du processus de Khartoum, des accords ont notamment été passés avec les régimes soudanais et érythréen pour qu’ils répriment les flux migratoires venant des pays de la Corne de l’Afrique. La méthode ? Fournir les moyens techniques nécessaires aux autorités judiciaires, militaires et de protection des frontières du Soudan, entre autres, et les former en ce sens. L’Europe a ainsi indirectement soutenu les Janjawids, qui massacrent la population. Pourrait-elle maintenant au moins contribuer un peu plus à l’aide humanitaire ?
Taha Yahya s’engage en Suisse au sein du réseau Migrant Solidarity Network, qui appelle à la solidarité avec les personnes réfugiées. Ce réseau a-t-il pu obtenir des résultats pour les personnes réfugiées soudanaises ?
Fin novembre 2024, nous avons dénoncé le moratoire sur les demandes d’asile des personnes soudanaises et réclamé sa suspension lors d’une manifestation à Berne. Notre action a visiblement eu un impact puisque le 20 février 2025, le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) a levé le moratoire. La mise en réseau et l’échange d’informations sont également importants.
Comment Taha Yahya voit-il son avenir ?
Pour l’instant, je vis au jour le jour. J’aimerais aider mon pays et les personnes sur place, par exemple au sein d’une organisation, en intervenant médicalement. Mais la concrétisation de ce souhait ou ne serait-ce qu’une évolution en ce sens me paraît très éloignée.
Et en Suisse ?
C’est sûr, je suis heureux et reconnaissant d’être ici et j’apprécie la grande liberté et les nombreuses possibilités éducatives en Suisse. Je suis pour l’instant un cours d’anglais pour pouvoir mieux communiquer avec mes collègues d’Afrique. J’aime aussi beaucoup mon travail avec la patientèle et je me sens bien dans mon équipe.
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Pour en savoir plus sur la situation au Soudan (mai 2025) :
- HCR, données actualisées en permanence sur les flux migratoires au Soudan :
https://data.unhcr.org/fr/situations/sudansituation - Comité international de la Croix-Rouge (CICR) : informations sur la présence et les activités du CICR, menées à titre indépendant ou en collaboration avec la Société soudanaise du Croissant-Rouge au Soudan :
https://www.icrc.org/fr/ou-intervenons-nous/soudan
https://www.icrc.org/sites/default/files/2025-04/ICRC_Sudan_Report_two_years_of_devastation_0.pdf - Médecins sans frontières (msf) : https://www.msf.ch/nos-actions/pays/soudan
- Welthungerhilfe : https://www.welthungerhilfe.de/presse/pressemitteilungen/sudan-26-millionen-hungernde-nach-2-jahren-krieg
- Agence de l’Union européenne pour l’asile (AUEA), 2025 :
Sudan: Country Focus Report. Country of Origin Information Report. February 2025 :
https://www.ecoi.net/en/file/local/2121411/2025_02_EUAA_COI_Report_Sudan_Country_Focus.pdf
Sudan: Security Situation. Country of Origin Information Report. February 2025 : https://www.ecoi.net/en/file/local/2121412/2025_02_EUAA_COI_Report_Sudan_Security_Situation.pdf - Processus de Khartoum :
The New Humanitarian | Inside the EU’s flawed $200 million migration deal with Sudan
EU Must Put Sudan Under Microscope at Africa Summit | Human Rights Watch
Documentaires, vidéos
- Tschad: Flucht aus Darfur. Reportage d’ARTE. Octobre 2023 : https://www.youtube.com/watch?v=BTlxURm7ox8
- Krieg im Sudan, Deutsche Welle (DW) Dokumentation Deutsch. Mars 2025 : https://www.youtube.com/watch?v=xZDYHmgAzyE