Des chemins qui se séparent
Sophie Etienne a 22 ans. Elle est étudiante en architecture dans le canton de Vaud. Fille unique, elle est née en Suisse d’un père suisse et d’une mère ukrainienne. Jusqu'à ses 16 ans, sa mère, Anna, a vécu avec elle en Suisse. Quand Sophie a eu 16 ans, sa maman est repartie en Ukraine, car son pays lui manquait. Elle avait envie de refaire sa vie et ne se sentait pas à sa place en Suisse. Sophie a donc vécu seule avec son père durant les années qui ont suivi. Elle allait régulièrement voir Anna pendant les vacances. « Tout allait très bien, je prenais l’avion plusieurs fois par année pour passer du temps avec ma mère et mes grands-parents en Ukraine ».
Le séisme de la guerre
Lorsque la guerre a éclaté en février 2022, Sophie ne s’y attendait pas du tout. Elle se souvient précisément de ce moment : « Ma mère m’a téléphoné pendant que je dormais. Elle était affolée. J’étais seule dans mon appartement, en crise. J'étais célibataire à cette époque. Je ne savais pas quoi faire, je n’avais personne à qui me confier. Je ne voulais pas déranger les gens. Heureusement, une amie m'a hébergée ». En effet, lorsqu’elle se réveille, le matin, au lendemain du début de la guerre, sa meilleure amie arrive chez elle. « Elle a pris les devants, elle m'a logée et énormément soutenue. Elle a pensé que c'était très dur pour moi de découvrir ça dans les news. Elle avait cours, mais a tout laissé en plan. Elle m'a même accompagnée à la frontière polonaise pour aller récupérer ma maman ». Sophie, sa meilleure amie et la mère de celle-ci sont en effet parties en voiture en direction de la Pologne, quelques heures après le début de la guerre. Elles en ont profité pour faire beaucoup de courses à emmener sur place, afin d’aider un maximum de personnes fuyant le pays.
Sophie se remémore cette journée, gravée dans sa mémoire : « C’était un voyage long et spécial. Le trajet a duré plusieurs jours. Ce n’était pas un voyage agréable en voiture, durant lequel on chante, avec de la musique. J’étais en tension permanente, car j’étais en contacts réguliers avec ma mère, mais je ne savais pas si elle serait vivante quand on arriverait. Ma mère était terrifiée. Elle n'a pas dormi pendant 48 heures ». Anna habitait dans la périphérie de Kiev. Lorsqu’elle a fui, comme de nombreuses autres personnes, il lui était très difficile de pouvoir charger son téléphone ou de trouver de l’essence. « C'était une galère pour elle. Parfois, je n’avais plus de nouvelles pendant plusieurs heures et pensais qu’elle était morte. Je n'oublierai jamais cette journée ».
Un choix difficile
Sophie a pu retrouver sa mère à la frontière, et elles sont rentrées en Suisse ensemble. Elles se sont beaucoup investies pour aider les personnes arrivant d’Ukraine à s’intégrer. Sophie a notamment aidé une femme médecin à entrer à l'hôpital fribourgeois, où celle-ci travaille depuis deux ans. Elle n'était d’ailleurs pas à l'aise avec le fait que les personnes d'Ukraine étaient mieux traitées, mieux accueillies en Suisse que d'autres personnes. Pour Sophie, si beaucoup de personnes d'Ukraine ont du mal à se projeter, à créer une nouvelle famille ici, à refaire leur vie, c’est parce qu’elles n'attendent qu'une chose : pouvoir retourner dans leur pays.
Sophie se souvient aussi d’un moment difficile à vivre, lorsqu’elle a voyagé en voiture dans le sud de la France avec sa maman, durant les vacances d’été en 2024. Les gens la regardaient avec insistance : « Je me sentais vraiment dévisagée, beaucoup plus qu'au début de la guerre. C’est comme si les gens avaient moins d'empathie. Au début, les personnes réfugiées d'Ukraine étaient très bien accueillies, parfois mieux que des personnes d’autres nationalités. Mais la tendance s'est inversée ».
Anna a vécu 6 mois dans le studio de sa fille. Elle a beaucoup participé à aider les personnes réfugiées qui arrivaient en Suisse, et s’est engagée avec sa fille aux côtés d’associations. Malgré cela, elle ne se sentait toujours pas vraiment à sa place et n’a pas réussi à vraiment s’intégrer. Quand Anna a dû retourner en Ukraine pour des raisons administratives, quelques mois après le début de la guerre, elle n’avait pas prévu d’y rester. Mais une fois sur place, elle a réalisé qu’elle se sentait vraiment mieux dans son pays, et ne se voyait plus revenir en Suisse. « Elle était soulagée de retrouver sa maison, ses chiens, malgré la guerre et les risques. Et vivre à deux dans mon studio n’était pas toujours facile » explique Sophie.
Un quotidien sous les bombes
Depuis qu’elle est retournée vivre en Ukraine, près de Kiev, dans sa maison, Anna entend tous les jours des missiles autour d'elle et des drones détruits, ainsi que des sirènes. C'est un quotidien difficile. Les autorités sont obligées de faire sonner l'alerte au cas où. Les habitant·e·s ont une application sur leur téléphone, sur laquelle l’alerte est donnée en fonction des zones, plusieurs fois par jours. Anna est inscrite dans la zone de Kiev. Sophie et sa maman se parlent tous les jours au téléphone. Parfois, quand elles s'appellent, Sophie entend les missiles passer près de sa mère.
Malgré la guerre, en été 2024, Sophie est partie en bus voir Anna en Ukraine, seule. Elle ne l'a pas dit à son père, car elle avait peur qu'il ne l'en empêche. Les personnes à la frontière étaient très étonnées de voir cette jeune femme passer avec un passeport suisse. Sophie admet qu’elle ne se sentait pas stressée d’aller là -bas. Même en vivant en Suisse, elle explique avoir toujours eu l'impression d'être en Ukraine, car elle suit tout ce qu'il s’y passe, tout le temps. « Mentalement, c’est comme si j’étais là -bas, c’est mon pays de cœur. » En arrivant sur place, elle a ressenti une ambiance étrange : « Les gens se baladent dans le centre commercial, essayent de vivre normalement, et puis la sirène s'enclenche et il faudrait se mettre à l'abri. Mais les gens ne le font plus, car il faut descendre à chaque fois dans des caves, dans des sous-sols. Ils sont résignés et se disent que c'est un grand pays, qu’il y a peu de risques que cela tombe sur eux. »
La famille de Sophie est petite, et jusqu’ici, personne n'est décédé à cause de la guerre. Mais quand Anna est retournée dans son village, il y avait des débris dans sa maison, provenant des bâtiments touchés par les bombardements aux alentours. La maison elle-même n'était pas détruite. Sophie raconte que le village a été envahi par des soldats russes au début de la guerre, alors que sa mère était déjà en Suisse : « Tout le monde a été tué. Mes grands-parents, eux, ont été coincés au début de la guerre, mais ont pu prendre leur voiture, et sont allé-e-s aux Pays-Bas, car une tante habite là -bas »
Anna vit actuellement avec ses 4 chiens dans sa maison. Sophie continue de lui parler tous les jours. Si elle ne reçoit pas de messages pendant quelques heures, elle s'inquiète, car elle voit des annonces de bombardements aux informations. Malgré cette inquiétude, elle regrette : « Je suis entrée dans un déni. Les premiers mois, j'étais toujours en stress, paniquée. Je voyais et partageais des vidéos de gens qui mourraient. Et maintenant, je culpabilise d’être dans ce déni. Mais pour réussir à avancer, à vivre, il faut être moins connecté aux médias. Il faut lâcher prise ». Elle ajoute : « Je passe mes journées tranquilles alors que ma mère est toujours en danger. Mais j’ai parfois besoin d'oublier. Ma mère est vraiment tiraillée au quotidien. Elle ressent un certain mal-être car elle voulait partir pour refaire sa vie, mais elle n'a pas réussi comme elle l'imaginait. Donc elle est tiraillée en permanence car elle aurait voulu rester auprès de sa fille ».
Partager son histoire, sans cesse
Pour Sophie, il est essentiel de continuer à partager son histoire et celle du peuple ukrainien. « Il y aurait de quoi dramatiser, mais je n'attends pas que les gens aient de la peine pour moi, je ne veux pas attirer l'attention, mais je ne veux pas cesser d'en parler. Je ne veux pas que ce soit un sujet tabou. »
Le plus difficile est la réaction de son entourage. Alors que Sophie postait régulièrement des images des bombardements sur Kiev et avait expliqué que sa mère se trouvait dans cette zone, l’une de ses plus proches amies de l’époque amie lui a dit : « Au moins, en Ukraine, la capitale n'a pas été touchée ». Sophie lui a alors répondu que si elle était réellement son amie, elle devait savoir ce qu’elle avait traversé. « Je ne demande pas aux gens de tout connaitre, mais au moins un minimum. C'est toujours une grande épreuve dans ma vie aujourd'hui. ». Sophie continue en effet de poster des informations sur la situation en Ukraine régulièrement. Mais elle remarque que les réactions sont très différentes de celles d'il y a trois ans. « Les gens ont besoin de changements. Les personnes qui sont sur TikTok, par exemple, toute la journée, se lassent rapidement d'entendre les mêmes choses. On est à une époque où l’on normalise la souffrance, car on a l'habitude de la voir à la télé et dans les jeux vidéo. Quelques corps détruits ne choquent même plus. »
Un lien encore plus fort
La relation entre Sophie et Anna s’est renforcée, même si elles avaient déjà un lien très fort avant le début de la guerre. L’étudiante admet qu’avec la peur de ne plus jamais revoir sa mère, elle comprend mieux l’importance du dicton qui dit de profiter de nos proches tant qu’ils sont là . « J’essaie de vivre à fond de chaque moment et échanges ensemble. Je ne peux pas lui écrire toutes les 5 minutes, mais notre lien est devenu encore plus fort en vivant une aventure autant improbable ». Sophie conclut : « Je suis consciente d’avoir une vie vraiment spéciale. » Elle pense retourner voir sa mère cet été, en Ukraine. Et cette fois encore, sans le dire à son père.