Interview : Barbara Graf Mousa, rédactrice à l’OSAR
Monsieur Baier, comment les infractions s’expliquent-elles ?
Le comportement criminel est surtout déterminé par les deux aspects de la socialisation et de la situation. La socialisation correspond à ce qui a été vécu dès l’enfance, notamment au sein de la famille. L’environnement était-il plutôt pacifique ou non ? Quels ont été les exemples ? Comment s’est déroulée la scolarité ? Comment se comportaient les autres élèves ? Tous ces éléments ont une influence, à laquelle s’ajoute le trait de caractère de l’autocontrôle, toujours très important en criminologie. La maîtrise de soi et l’évaluation des répercussions de certains comportement s’expérimentent durant la phase de socialisation.
Qu’en est-il du second aspect, la situation ?
Il s’agit des conditions situationnelles directes, telles qu’une provocation, une insulte personnelle ou dirigée vers la famille ? Cela peut révéler une propension à l’agressivité. L’influence de l’alcool ou de drogues est aussi un facteur situationnel qui peut pousser beaucoup de personnes à faire des choses qu’elles ne feraient pas en d’autres circonstances. Il faut également tenir compte de l’effet de groupe, de la présence éventuelle de la police alentours. Même des événements comme une perte d’emploi ou une séparation peuvent être des facteurs d’influence situationnels qui génèrent du stress et une peur de l’avenir, au point de pouvoir commettre certains actes. Je pense que tout le monde peut se retrouver dans une situation susceptible de conduire à une infraction. Tout est lié aux conditions auxquelles une personne est exposée.
Y a-t-il des facteurs propres au domaine de l’asile ?
La question des traumatismes vécus est un facteur pertinent dans le domaine de l’asile. Ces traumatismes peuvent prendre diverses formes, comme la perte d’êtres chers, de graves violences, des agressions sexuelles, des abus physiques et psychiques, la faim et d’autres besoins. Ces traumatismes imprègnent la personnalité et influencent les idées et la position morale, par exemple une vision positive ou négative des transgressions de la loi.
À quelles infractions les personnes requérantes d’asile sont-elles exposées dans les centres d’hébergement ?
Nous n’avons actuellement pas de résultats d’enquêtes menées auprès de personnes requérantes d’asile en Suisse. Mais j’ai en tête une étude de l’université de la Ruhr à Bochum, en Allemagne, pour laquelle des personnes réfugiées ont été interrogées dans leurs logements. Le rapport fait état de menaces et d’altercations physiques, donc de conflits prévisibles lorsqu’un grand nombre de jeunes hommes doivent cohabiter à l’étroit.
Que dit la SPC 2023 des personnes requérantes d’asile ?
En 2023, 4,4 % des personnes requérantes d’asile, soit un peu moins de 6000, ont été enregistrées par la police en tant que personnes prévenues pour des infractions, pour la plupart peu préjudiciables. 95,6 % de ces personnes, soit plus de neuf sur dix, respectent le droit et la loi malgré la difficulté de leur situation ici. Cette part était de 0,6 % pour les Suissesses et les Suisses, ce qui veut dire que le nombre de personnes prévenues est environ sept fois plus élevé dans le domaine de l’asile. Aucun·e criminologue ne nie ce chiffre. Selon moi, les différences sont toutefois minimes, plausibles et aisées à comprendre si les circonstances de vie, la socialisation et l’exil sont pris en compte.
70 % des personnes détenues n’ont pas de passeport suisse. La nationalité joue-t-elle un rôle dans la criminalité ?
La nationalité ou le pays de naissance ne sont pas des conditions criminogènes. Ce sont des facteurs totalement insignifiants en criminologie parce qu’ils ne sont jamais la cause d’un comportement criminel. Je ne connais aucun groupe d’origine, aucun groupe national, aucun groupe ethnique qui serait majoritairement criminel. En réalité, dans chaque groupe de nationalité, c’est une petite minorité qui fait parler d’elle en commettant des actes criminels. Imaginons que les personnes étrangères détenues acquièrent la nationalité suisse et qu’elles sortent de détention demain. Ne seraient-elles plus criminelles ? La réponse est non, la nationalité seule n’a pas cet effet. Il faut préciser aussi que le chiffre est élevé, parce que les personnes étrangères sont placées plus rapidement en détention que les personnes suisses.
Pourquoi la criminalité des personnes étrangères est-elle si souvent mise en avant ?
En raison des anomalies statistiques, qui existent bel et bien, mais qui sont analysées de manière trop peu critique. Les statistiques de la criminalité ne couvrent que la criminalité dite apparente, c’est-à -dire celle dont la police a connaissance. Elles sont donc fragmentaires. De quels faits la police a-t-elle connaissance ? De ceux qui sont dénoncés. Or, il est connu que les personnes qui ont l’air étrangères et qui parlent une langue étrangère tendent à être plus souvent dénoncées que les Suissesses et les Suisses pour la même infraction. Ce qui s’explique peut-être par la capacité à comprendre la langue, mais aussi peut-être un peu par la xénophobie.
Avons-nous des données sur la xénophobie en Suisse ?
Il y a en moyenne une part constante de 25 % de personnes xénophobes en Suisse, mesurée régulièrement par des enquêtes invitant notamment à approuver ou désapprouver des affirmations xénophobes. Comme en Allemagne, environ un quart de la population a donc des idées xénophobes, ce qui ne signifie pas que les actes suivent, loin de là . Le nombre de dénonciations est cependant flagrant. En effet, la méfiance à l’égard des personnes étrangères concernant les infractions contre le patrimoine ou les menaces dans l’espace public incite à dénoncer plus facilement un·e étranger·ère qu’un Suisse ou une Suissesse. La propension à la délation ne doit pas être sous-estimé.
Quel rôle joue le profilage racial, c’est-à -dire le fait que la police rattache des personnes à un groupe précis et les considère comme suspectes par défaut en raison de leur couleur de peau ou de leur appartenance présumée à une religion ?
Les infractions telles que la criminalité liée à la drogue sont reprises dans la criminalité enregistrée par la police en raison de ses activités de contrôle. La police suit certains schémas lorsqu’elle mène ces contrôles et la question du profilage racial intervient ici. Certains indices suggèrent que la police contrôle davantage certains groupes et moins, voire pas du tout, d’autres, ce qui contribue à rendre la criminalité des personnes étrangères plus visible dans les statistiques de la criminalité. Sans compter qu’à la différence des Suissesses et des Suisses, la population étrangère compte une part généralement plus importante de jeunes, d’hommes et de personnes moins éduquées, autant de caractéristiques associées à la criminalité. Le degré d’instruction et le niveau de revenus ne sont toutefois pas saisis dans les statistiques de la criminalité, uniquement l’âge, le genre et la nationalité. Il n’est donc pas possible de comparer les groupes de même statut socioéconomique.
En quoi cela affecte-t-il la statistique de la criminalité ?
La publication de l’Office fédéral de la statistique, qui couvre toute la Suisse, est une véritable brique qui précise clairement ses limitations. Mais qui lit ces quarante pages dans le détail ? Les cantons rédigent leurs propres rapports et organisent des conférences de presse avec des élu·e·s politiques qui interprètent ces chiffres d’une certaine manière. Finalement, ce que retiennent les médias et la population, c’est la criminalité en hausse et les personnes requérantes d’asile coupables. Ce que personne ne dit, c’est qu’il s’agit pour l’essentiel d’infractions contre le patrimoine et non d’une forme inquiétante de criminalité comme les coups et blessures ou la violence sexuelle. C’est ce qui s’est passé à Zurich, où la statistique de la criminalité a été présentée en mettant l’accent sur les requérants d’asile algériens déboutés. Je ne crois pas que singulariser un groupe précis dans les statistiques sur la criminalité soit une approche sensible.
Un manque de nuance à dessein politique ?
Considérant la reprise fulgurante de la mobilité internationale en 2023 après la levée de toutes les restrictions de voyage pendant la pandémie, ce changement n’apparaît pas dans les chiffres de la population, qui montrent une croissance démographique d’1 %. Or, la hausse beaucoup plus importante de la mobilité permet de comprendre pourquoi les chiffres de la criminalité augmentent puisque davantage de touristes voyagent dans un but criminel. Tous ces chiffres sont encore bien trop peu nuancés. Au lieu d’une analyse objective, l’évolution de la criminalité est peu ou prou politisée. Les chiffres sont utilisés pour désigner les coupables de telle ou telle hausse pour pouvoir prôner une plus grande fermeté à l’égard de certains groupes. J’aimerais que les données soient examinées avec plus de réserve.
Que reprochez-vous exactement à la manière dont la statistique est présentée au public ?
Le caractère sélectif, le manque de contextualisation et les narratifs racistes. Voilà selon moi les principaux problèmes qui font naître l’idée d’une menace. Nous savons grâce à la recherche sur l’extrémisme de droite et les préjugés que la population est sensible à ces scénarios. Dès que certains groupes, comme les personnes requérantes d’asile algériennes, sont considérés responsables d’actes criminels, ces groupes sont de plus en plus vus comme une menace socioculturelle et, en réaction, les préjugés émergent à leur encontre.
La petite criminalité recule-t-elle lorsque les moyens de subsistance sont garantis et les prestations de l’aide sociale plus adéquates ?
L’École polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ) a pris part à la réalisation d’une étude sur le lien entre l’aide sociale en matière d’asile et la petite criminalité. Il s’agit d’une étude impressionnante en raison de sa méthodologie convaincante. L’équipe a saisi la balle au bond quand, il y a quelques années, le montant de l’aide sociale a diminué dans le canton de Lucerne et augmenté dans le canton de Zurich. C'était un genre d’expérience naturelle qui a pu être utilisée pour étudier l’évolution de la criminalité du groupe spécifique auquel la mesure en cause s’adressait. Les infractions contre le patrimoine, par exemple la petite criminalité comme les vols à l’étalage, ont diminué dans le canton de Zurich et augmenté dans le canton de Lucerne, mais sans explosion ou implosion.
L’étude confirme-t-elle donc cette hypothèse ?
Il est important de préciser qu’une mesure isolée ne suffit jamais à engendrer un changement majeur de comportement. Il faudrait répéter ce type d’études plusieurs fois pour obtenir des résultats consolidés. L’étude montre selon moi que traiter les gens avec humanité permet de prévenir la criminalité. Les criminologues le savent d’ailleurs depuis plus de cent ans. Le criminologue allemand Franz von Liszt (1851-1919) disait déjà que la meilleure politique criminelle est une bonne politique sociale qui cherche à aider les personnes se trouvant dans des situations difficiles. Ce n’est pas de deux, trois ou quatre francs en plus d’aide sociale dont il est question, mais de perspectives. C’est là -dessus qu’il faut travailler.
Et lorsqu’il n'y a plus de perspectives, comme après une décision de renvoi ?
Quand des personnes requérantes d’asile n’ont aucune perspective, il est juste d’essayer de les reconduire rapidement dans leur pays d’origine plutôt que de les laisser vivre encore plusieurs années dans le flou en Suisse. Elles savent qu’il n’y a pas d’avenir pour elles ici. C’est une situation que j’imagine terriblement éprouvante. L’envie de continuer de respecter les règles dans un pays dans lequel vous n’avez aucune perspective est plutôt faible. C’est pour cette raison qu’il faut tout mettre en œuvre pour permettre aux personnes qui ont des perspectives d’intégration de voler de leurs propres ailes le plus rapidement possible. Les personnes requérantes d’asile ne viennent pas ici pour vivre aux crochets de l’État le plus longtemps possible. Ce sont en général des personnes motivées qui ont pris la difficile décision de s’exiler parce qu’elles veulent s’engager, réaliser quelque chose professionnellement.
Dr Dirk Baier est criminologue à la Haute école des sciences appliquées de Zurich (ZHAW), dont il dirige l’institut de délinquance et de prévention de la criminalité depuis 2015. Il enseigne également en tant que professeur extraordinaire de criminologie à l’Université de Zurich (UZH). Originaire de Saxe, il axe son travail de recherche sur la criminalité des jeunes, la violence et l’extrémisme.
Sur quoi repose la statistique suisse de la criminalité ? Â
La SPC montre le nombre, la structure et le développement des infractions enregistrées par la police ainsi que des personnes prévenues et lésées. Elle inclut la totalité des infractions relevant du code pénal (CP), de la loi sur les stupéfiants (LStup) et de la loi sur les étrangers et l’intégration (LEI) enregistrées par la police dans les cantons. Les résultats relatifs à la criminalité en Suisse, publiés chaque année en mars, émanent d’un relevé indirect reposant sur la criminalité connue, c’est-à -dire non effective.